Grain de sable

Savoir aimer

31 août 2017

Aimer, nous en avons tous envie, nous en éprouvons tous le besoin. Mais comment faire pour aimer ?

Aimer ceux que nous aimons, ce n’est déjà pas si facile. Il y a des jours où tout semble évident, des jours où rien ne fonctionne et des entre-deux où l’on tâtonne. Comment trouver les mots, les gestes et les attitudes justes, sans exercer une emprise sur autrui et sans paraître trop lointain ? Si la question vous paraît curieuse, il suffit de voir comme il est difficile de manifester son amour de parents à des ados. Ne gardons-nous pas toute notre vie des bribes de cette hypersensibilité, même si nous la masquons ?

S’occuper d’être aimable

Quant à aimer ceux que nous ne trouvons pas « aimables », c’est-à-dire étymologiquement « qu’il est possible d’aimer », comment faire ? Comment travailler ce qui n’est pas au fond de notre cœur, pour que nos dires et nos gestes ne soient pas hypocrites et dépassent la simple politesse ?

Comment les aimer, ces personnages que met en scène Le Tintoret ? Ces hommes ne sont pas vraiment à leur avantage sur ce tableau : plusieurs se concentrent sur leurs pieds comme l’homme sur la gauche au premier plan. Certains ont même des poses grotesques comme les deux hommes assis par terre qui tentent d’enlever mutuellement leurs chausses. Peu préoccupés d’être aimables, ils sont éparpillés, certains seuls, d’autres accoudés sur la table. Comment aimer ces hommes disparates, plongés dans leurs propres soucis ou dans leur quotidien ?

Dans un coin sombre, sur la droite, là où nous n’avions pas encore eu l’idée de porter le regard, voici un groupe de trois hommes : le Christ lave les pieds d’un disciple, sans doute de Pierre d’après la main levée qui tente de le repousser.

Le lavement des pieds, Le Tintoret, 1548-1549 (Le Prado)

© Domaine public

Guider le regard

La mise en scène excentrée du tableau du Tintoret pourrait suggérer qu’en Christ l’amour des autres se vit dans la discrétion. Aimer l’autre, c’est prendre ses

 pieds dans les mains pour les rafraîchir et les détendre, comme pour dire : je t’accueille tel que tu es, pas seulement une partie de toi, pas seulement ce qui me plaît en toi, mais j’accueille tout ce que tu es, avec les lourdeurs qui te retiennent au sol, avec les poids que tu traînes par terre.

Mais ce tableau de deux mètres sur quatre était exposé sur le mur droit du presbyterium San Marcuola à Venise. Ainsi, les spectateurs ne le voyaient jamais de face mais de côté : la scène du Christ lavant les pieds de ses disciples se retrouve alors au premier plan, les espaces vides entre les personnages disparaissent et la diagonale emmène notre regard du Christ à la table jusqu’à la perspective du canal. La scène qui se resserre trouve son centre et son unité dans le geste du Christ.

Servis et servants

Ce petit jeu pictural nous interroge : que se passe-t-il quand l’amour du Christ vient au premier plan ?

Que fait de ses mains celui à qui Dieu a tout remis entre les mains, sinon y mettre les pieds de ses disciples (Jean 13.2) ? La conception de l’autorité est reconfigurée, comme ce tableau a retrouvé son unité en remettant le geste du lavement des pieds au premier plan. Jésus instaure un type de relations nouvelles, une attitude de service par amour mutuel. Nous sommes tous accueillants et accueillis, servis et servants les uns des autres.

Laver les pieds, c’est remettre en état les pieds fortement sollicités, vérifier qu’aucun caillou ne s’est incrusté, prendre soin des petites blessures, veiller à leur entretien pour pouvoir se remettre en marche. Aimer, c’est prendre soin de notre prochain pour le remettre sur pieds. 

 
Odile Roman-Lombard

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